La première fois que j’ai rencontré Mike Brant, c’était en 1972. Mike était descendu à
Toulouse, où je vivais, pour faire la promotion de qui saura.
Gérard Lenorman, une chanson qu’il avait aimée et lui avait donnée l’idée de travailler avec
moi. Alain Krieff, son directeur artistique, avait organisé notre rencontre. À peine le temps de
faire les présentations, et me voilà embarqué dans la Mercedes de location, traversant les rues
de Toulouse à toute allure pour essayer de rattraper le retard de l’avion et rejoindre le studio
où il était attendu pour une émission de radio en direct. Comme cela se faisait souvent à cette
époque, l’émission avait lieu à l’extérieur, dans un studio mobile installé sur le parking d’un
hypermarché. Quand nous arrivons, il n’y a qu’une poignée de curieux attendant devant la
baie vitrée du studio. Franck, l’animateur, nous place autour d’une table ronde plantée de
micros. Je tourne le dos à la vitre. Le direct commence. Hors antenne, nous parlons un peu,
Mike et moi, le plus souvent pour commenter les chansons qui sont programmées, sans trop
faire attention à ce qui se passe dehors. Pendant que son titre est diffusé, il fait une grimace en
m’expliquant qu’une des notes du chant, sur le refrain, n’est pas parfaitement juste ( ce qui ne
dérangeait que lui !) Mike était quelqu’un d’exigent, surtout pour lui, comme tous les
perfectionnistes. L’interview se termine. Mike se lève pour quitter le studio, et là, venant de
l’autre côté de la vitre, nous parvient une rumeur énorme qui semble grossir de seconde en
seconde, entrecoupée de dizaines de cris stridents. Je me retourne et découvre une marée
humaine qui entoure la cabine et recouvre toute la surface du parking. En une heure, des
milliers de gens s’étaient précipités pour voir Mike Brant. Impossible de sortir, de faire les
quelques mètres qui nous séparaient de notre voiture. Quelqu’un tenta d’ouvrir la porte
extérieure. Les cris et le mouvement de foule qui s’ensuivirent le dissuadèrent
immédiatement. À ce moment-là, j’ai vu la peur sur le visage de Mike. Plus tard, il me dira à
quel point il redoutait la foule, les griffes de ses admiratrices ou la lame de leurs ciseaux
quand elles essayaient de lui voler une mèche de cheveux. Nous nous sommes réfugiés dans
un coin du studio à l’abri des regards en attendant que les CRS viennent ouvrir un passage
jusqu’à la Mercedes. Je n’avais jamais vu ça de ma vie, même quand j’accompagnais d’autres
chanteurs. Mais pour Mike, c’était le quotidien ! Partout où il allait, il pouvait déclencher une
émeute en quelques minutes. Sensation étrange, paradoxale, d’être prisonnier d’une foule qui
ne vous veut pas de mal, au contraire, qui vous aime, mais qui, en même temps, vous
empêche tout mouvement, vous prive de votre liberté, comme une maîtresse trop jalouse : la
solitude des stars.
Ce soir-là, dans la voiture qui nous ramenait vers son hôtel, Mike me chanta a cappella
la musique qu’il venait de composer et qui, quelques jours plus tard, deviendra :
C’est ma Prière
Mike Brant était beau, d’une beauté exceptionnelle. Il avait la stature, le regard, le
sourire. Un sourire d’une surprenante douceur. Peut-être trop beau pour l’être fragile qui se
cachait derrière cette façade. Qui pouvait deviner ses blessures, ses doutes, ses angoisses ?
Qui pouvait deviner dans le bleu si clair de ses yeux les ombres effrayantes qui peuplaient ses
cauchemars, mémoire héritée d’une génération d’hommes et de femmes martyrisés, dont on a
nié jusqu’au droit de vivre, et qui ont vu ceux qu’ils aimaient disparaître à jamais dans la
fumée noire des fours crématoires ? Qui pouvait deviner dans cette voix si douce, si pleine, si
juste, si puissante, l’enfant muet qu’il avait été, l’enfant sans voix ?
Mike Brant était un déraciné. Né de parents arrachés à leur vie par les nazis, premier
fils d’une mère déportée et d’un père qui avait choisi la clandestinité pour survivre, il voit le
jour dans un camp de transit, au milieu de ses pauvres gens ballotés par l’histoire, la mémoire
encore hantée par les horreurs innommables. Et puis, Mike trouve sa terre, Israël, la fraternité
des kibboutz et une vraie famille qui réapprend à vivre et qui s’agrandit, lui apportant un petit
frère. À 5 ans, lui qui était cloitré dans son silence, trouve sa voix. Une voix qui deviendra
plus tard son arme maîtresse de séduction : une voix de crooner. Cette voix qui sera à la fois
la source de sa réussite et la cause de ses souffrances.
Car le succès va le séparer une fois encore, une fois de trop, de sa famille, de son
pays, de ses jeunes racines. Il vit dans des palaces mais il rêve au kibboutz de son
adolescence. Il est poursuivi par des admiratrices prêtes à tout, et il regrette, les yeux pleins de
nostalgie, la beauté des filles d’Israël. Il est à nouveau l’Etranger, celui qui parle mal la
langue, qu’on regarde partout comme un phénomène de foire, soumis tantôt à l’admiration
outrancière, tantôt à la jalousie et aux injures. Et, au bout des jours, dans des chambres vides,
le sentiment inconsolable d’être seul… Qui aimer ? Sur qui compter quand la famille et les
vrais amis sont loin et qu’on n’est plus entouré que de gens dont on se rend compte qu’on ne
peut leur accorder sa confiance ? Cette fois, ce n’était ni la guerre ni l’exil qui l’avaient coupé
de ses racines, mais le succès. Sa vie, la vraie, était restée en Israël. En France il n’était qu’un
chanteur, une image, une voix. On n’explique jamais un geste aussi grave et complexe que le
suicide. On le déplore, surtout quand, avec l’expérience du temps qui passe, on réalise ce que
cela veut dire de mourir à 28 ans. Il y avait une faille dans la vie de Mike, un espace entre lui
et le monde, un vide, et ses liens trop fragiles n’ont pas pu le retenir.